L’agriculture du carbone : La voie de l’avenir?

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L’agriculture du carbone : La voie de l’avenir?

Catégorie: Management | Sujet: Technology and Innovation

Date de publication: février 02, 2023

Contexte

La nécessité urgente de réduire les émissions de gaz à effet de serre a accru la pression exercée dans le monde entier sur les entreprises de tous les secteurs et les gouvernements à tous les niveaux pour qu’ils modifient leur mode de fonctionnement afin de réduire ou d’éliminer les effets sur l’environnement. L’agriculture est l’un des secteurs les plus touchés par cette dynamique de changement, non seulement en raison de ses répercussions importantes sur les personnes, les économies et l’environnement naturel, mais aussi parce qu’il s’agit d’une « technologie » accessible dès maintenant et qui peut avoir une influence bénéfique sur les niveaux mondiaux de carbone.

Avec près de 1,6 milliard d’hectares, les terres cultivées représentent la moitié des terres habitables[1] de la planète, et, de façon plus générale, les activités agricoles ont une influence matérielle sur chacune des frontières planétaires connues[2]. Toutefois, l’importante superficie de terres cultivées signifie également qu’en s’appuyant sur l’expertise des agriculteurs pour optimiser l’agriculture en vue de piéger le carbone, on pourrait réduire considérablement les émissions mondiales. Cet effort est connu sous le nom d’« agriculture du carbone[3] » et, en tant que solution immédiate ou à court terme, elle est préférable aux technologies de capture du carbone qui en sont encore aux premiers stades de développement et qui ne présentent pas autant d’avantages pour la population ou la planète.

Cette année, le gouvernement du Canada a annoncé l’octroi d’un financement à diverses organisations pour qu’elles s’associent à des agriculteurs et les soutiennent dans leurs efforts visant à réduire les émissions et à rendre leurs exploitations plus résilientes aux changements climatiques[4]. Des politiques similaires voient le jour dans le monde entier, y compris au sein de l’Union européenne[5] et aux États‑Unis[6]; cet élan a des répercussions sur le Canada, car une harmonisation à l’échelle mondiale est importante pour l’efficacité, les débouchés commerciaux et les relations géopolitiques. Elle indique également que l’agriculture du carbone est plus qu’une simple expression à la mode.

L’agriculture du carbone est liée au marché émergent du carbone, où des crédits compensatoires sont échangés. Les crédits-carbone sont des actifs incorporels qui permettent à une entité d’émettre une quantité déterminée de carbone. Ils sont importants, car ils encouragent la réduction des émissions de carbone et récompensent les initiatives en ce sens[7].

 

Quels sont les risques?

L’agriculture du carbone présente un risque financier au moment de la transition vers des pratiques sobres en carbone. Ce risque se manifeste par des pertes potentielles ou réelles et/ou des coûts accrus liés, par exemple, à la mesure et au suivi des données de manière continue. Les marchés du carbone étant toujours dans une phase de changement et de croissance, on ne peut pas non plus être certain que les bienfaits seront suffisants, à moyen et long terme, pour justifier les investissements dans la collecte de données.

En lien avec le risque susmentionné, il y a le fait que les méthodes de comptabilisation du carbone ne sont pas encore au point. Ce problème est lié à la fois à la collecte et à la qualité des données permettant d’évaluer les performances réelles, et il met en évidence l’absence de toute garantie institutionnelle quant à l’existence d’un marché solide assorti de normes et de règles. Le « comment » de la comptabilisation du carbone est lié au « comment » de l’agriculture du carbone. L’incertitude se manifeste encore sous la forme d’un débat entre les différents acteurs concernant les pratiques et les technologies à privilégier dans les exploitations agricoles, notamment en raison de l’influence des politiques régionales, des écologies locales, des types d’exploitations agricoles et des surprises possibles quant au potentiel de séquestration du carbone d’une ferme. Les désaccords peuvent également se manifester sur la scène politique, où différentes autorités peuvent avoir des opinions divergentes sur le rythme et le degré de mise en œuvre des politiques sur les changements climatiques, créant ainsi des problèmes sur les marchés internationaux et entraînant des perturbations et des incertitudes pour les agriculteurs.

Un autre risque moins visible, mais tout aussi important, est celui lié à la gouvernance des données. Les questions relatives à la propriété des données et à l’identité de ceux qui bénéficieront le plus de ces changements ne font toujours pas l’objet d’un accord collectif. Il s’agit d’une question importante qui est liée à une préoccupation plus large concernant la capacité des agriculteurs à prendre leurs propres décisions.

Tous ces éléments se combinent pour créer un sentiment de réticence et d’incertitude chez les agriculteurs, ce qui ralentit l’adoption de l’agriculture du carbone[8] et des façons de faire qui s’y rattachent. Le taux d’adoption d’une pratique agricole ou d’une autre dépend de nombreux facteurs, et soutenir les agriculteurs en leur offrant un accès adéquat aux équipements, aux connaissances, aux réseaux et aux compensations financières, entre autres ressources, est une démarche importante en vue de garantir le succès de l’agriculture du carbone. Cependant, ces ressources essentielles dépendent de l’atténuation des risques connexes sur les plans des finances, de la méthodologie et de la gouvernance.

Enfin, les avis divergent quant à la place de l’agriculture sur les marchés du carbone : certains pensent qu’elle est inestimable[9], d’autres qu’elle est importante, mais pas transformatrice[10], et d’autres encore doutent de son importance dans ce contexte[11]. Ces difficultés, entre autres, peuvent contrecarrer l’objectif des gouvernements de normaliser certaines pratiques, ralentissant ainsi les progrès.

 

Qu’est-ce que cela signifie pour les agriculteurs?

Les fournisseurs, les transformateurs, les institutions financières et les organismes gouvernementaux prennent des engagements en matière d’émission de carbone. Ces engagements auront un impact sur les agriculteurs; en effet, il en découlera des occasions, telles que de nouvelles sources de revenus, mais également de nouvelles exigences quant aux pratiques de gestion agricole.

Certaines pratiques, telles que la culture de couverture ou le pâturage en rotation, pourraient devenir des exigences dans le cadre de régimes de prestations pouvant servir à compenser financièrement les agriculteurs en fonction du nombre d’acres[12]. Ce type de système de paiement, également appelé « paiement pour services écosystémiques », présente des avantages et des risques, mais on ne sait pas, pour le moment, si ces avantages et ces risques sont plus considérables que ce que comporte le contexte actuel, ou s’il s’agit d’un simple échange.

Pour faciliter l’évaluation et la mesure du carbone dans les exploitations agricoles, il faudra mettre en place une méthode de comptabilisation du carbone. Les données agronomiques étant au cœur de cette démarche, les agriculteurs devront adopter des systèmes d’information pour saisir ces points de données. Cette nouvelle pratique de gestion introduit une autre dimension dans la prise de décisions au sein de l’exploitation agricole, puisque les agriculteurs devront prendre en compte les répercussions de leurs décisions de gestion sur le rendement en matière d’émission de carbone de leur exploitation. Concrètement, il s’agit pour les agriculteurs d’acquérir de nouvelles compétences afin d’être en mesure de garder leur autonomie quant à leur exploitation agricole, mais également d’élargir leur réseau d’experts techniques en vue d’avoir de l’aide au moment de gérer et de comptabiliser leurs émissions de carbone.

À mesure que la pression en faveur de la réduction des émissions de carbone augmente et que le système financier mondial commence à exiger l’adoption de certaines pratiques en tant que normes, les institutions financières canadiennes accorderont probablement la priorité aux emprunteurs qui peuvent démontrer leur engagement à réduire leur empreinte carbone et à accroître leur résilience aux risques liés aux changements climatiques. Cela signifie également que les agroentreprises (telles que les fournisseurs d’équipements agricoles et les agrofournisseurs, mais aussi les acheteurs de produits agricoles) exerceront des pressions sur les exploitations agricoles pour qu’elles adoptent des pratiques associées à l’agriculture du carbone.

 

Que peuvent faire les agriculteurs pour gérer les risques?

Pour gérer les risques, il sera de plus en plus important pour les agriculteurs de connaître les forces, les faiblesses, les occasions et les risques associés à l’agriculture du carbone et à son contexte plus large, le marché du carbone[13]. Ceux qui adopteront tôt des solutions à cet égard en bénéficieront financièrement, car ils pourront tirer parti des possibilités de financement qui existeront déjà, ou qui ne manqueront pas de se présenter. Cependant, les agriculteurs qui tardent à agir risquent de ne pas pouvoir profiter d’un tel avantage, puisque ces nouvelles pratiques deviendront la norme et que le financement en vue de leur adoption disparaîtra.

Les agriculteurs sont invités à évaluer les pratiques d’agriculture du carbone les plus appropriées à leur contexte écologique et à leur type d’exploitation agricole, et devraient donc également chercher à s’associer à des organisations qui pourront les conseiller sur les risques et les avantages.

Il sera essentiel d’offrir de la formation et de l’information sur ces sujets pour voir à ce que les agriculteurs conservent leur autonomie quant à leur exploitation agricole et à ce qu’ils puissent bénéficier de l’élan actuel dans ce domaine, tout en améliorant le rendement et la résilience de leur exploitation pour ce qui est des risques liés à l’économie et aux changements climatiques.

 

[1] https://ourworldindata.org/land-use (en anglais seulement)

[2] CAMPBELL, B. M., D. J. Beare, E. M. Bennett, J. M. Hall-Spencer, J. S. I. Ingram, F. Jaramillo, R. Ortiz, N. Ramankutty, J. A. Sayer et D. Shindell (2017). « Agriculture production as a major driver of the Earth system exceeding planetary boundaries », Ecology and Society, volume 22, no 4, art. 8. Sur Internet : https://doi.org/10.5751/ES-09595-220408 (en anglais seulement)

[3] https://www.carboncycle.org/what-is-carbon-farming/; https://www.indigoag.com/carbon/for-farmers (en anglais seulement)

[4] https://www.canada.ca/fr/agriculture-agroalimentaire/nouvelles/2022/02/le-gouvernement-ducanada-annonce-loctroi-de-fonds-pouvant-atteindre1827millions-de-dollars-aux-organisations-partenaires-en-vue-daider-les-agricult.html

[5] https://www.usda.gov/media/press-releases/2022/09/14/biden-harris-administration-announces-historic-investment; https://www.politico.com/news/2021/06/29/biden-climate-farmers-carbon-496843 (en anglais seulement)

[6] https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2021/695482/IPOL_STU(2021)695482_EN.pdf (en anglais seulement)

[7] https://climatepromise.undp.org/news-and-stories/what-are-carbon-markets-and-why-are-they-important (en anglais seulement)

[8] https://legacy.equiterre.org/sites/fichiers/finalagecoreport.pdf (en anglais seulement)

[9] https://www.reuters.com/business/energy/farmers-struggle-break-into-booming-carbon-credit-market-2021-04-28/ (en anglais seulement)

[10] https://www.spglobal.com/esg/insights/topics/carbon-farming-opportunities-for-agriculture-and-farmers-to-gain-from-decarbonization (en anglais seulement)

[11] https://www.iatp.org/documents/why-carbon-markets-wont-work-agriculture (en anglais seulement)

[12] https://www.canada.ca/fr/agriculture-agroalimentaire/nouvelles/2022/02/le-gouvernement-ducanada-annonce-loctroi-de-fonds-pouvant-atteindre1827millions-de-dollars-aux-organisations-partenaires-en-vue-daider-les-agricult.html

[13] https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/aepp.13254 (en anglais seulement)